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betty black
10 juillet 2011

Circonstance : chrysanthème

 

J'ai attendu qu'elle termine de vendre l'orchidée. L'encaissement réalisé, les recommandations d'arrosage données, à mon tour !

J'ai demandé des fleurs. Pour aller dehors. Elle m'a demandé de la suivre dehors voir les  plantes. Je l'ai suivie. Sous son visage aux traits fins, aux pommettes acérées et aux yeux bleus, sa carrure détonnait. Grasse, les bras ballotants de surplus de chair, sa silhouette dodelinait autour de ses hanches enrobées. À chaque pas, des volumes incongrus se balançaient, de ci, de là. Je pensais à des flans gélatineux posés sur son corps qui s'amusaient à rebondir à chaque pas. J'aurais aimé entendre des cris de joie des petites cellules adipeuses à chaque saut, comme les poussent les enfants sur un trampoline.

"Il y a les trucmuches, les kalanchoe et ça. C'est joli aussi, ces pâquerettes."

Sur l'étiquette fichée dans un pot est inscrit le mot "chrysanthème 13 euros".

Les pâquerettes ? et mon cul, c'est du poulet ? Pâquerettes au lieu de chrysanthèmes, c'est plus vendeur, forcément. Ils sont doués, les responsables des équipes de vente par ici.

"Vous avez aussi les compositions ici, de 31 à 51 euros. Ou encore les plantes grasses, là. Ça, ça tient très bien en extérieur."

Mon for intérieur résonne de ses petites voix habituelles : Des cactées, hum, je sais pas trop. Ça ne tiendrait qu'à moi, je crois que j'aurais opté pour ça, mais, là, je ne suis pas seule, et si jamais je fais désordre, ça va encore faire des remous. Et je n'en ai pas envie. Jusqu'ici tout va bien. On ne va pas rompre l'harmonie fragile qui semble s'être installée pour cette journée.

À voix haute, je m'exprime : "Je vais prendre des kalanchoe, je crois. Le pot avec les fleurs blanches. Euh, non, attendez, je vais plutôt choisir de la couleur. J'hésite. Allez, orange. Et puis ajoutez moi un pot de chrysanthèmes s'il vous plait. Oui, des chrysanthèmes, là, ou les pâquerettes, comme vous voulez."

Je suis repartie avec mes deux pots fleuris. Le temps du trajet, ils se sont tenus bien sagement. J'ai franchi la grille ouverte. Je ne les ai pas renversés sur le gravier. J'ai continué d'avancer. Jamais je n'avais remarqué la belle perspective qu'on avait depuis cette allée sur les villages alentour et la petite cité au loin. J'ai continué d'avancer. Des souvenirs m'ont assaillie. J'ai couru ici. Il y a longtemps. Entre ces tombes, derrière les croix. J'ai redressé des plantes tombées, j'ai refleuri des tombes désertées, j'ai emprunté des compositions à des dalles trop garnies, petite, j'ai ri ici. Après la courbe, je suis arrivée. J'ai regardé la dalle. Il y avait des fleurs en plastique en état de délavage avancé, des compositions éclaircies par des plantes desséchées. La bruyère tenait bon, et un rosier osait pointer deux boutons. J'ai vu les lettres les plus dorées briller de leur éclat récent, elles dansaient sur le rythme du nom de ma grand-mère au dessus des chiffres de date. J'ai repoussé les fleurs de plastique derrière la dalle inscrite du nom de mon grand-père, et ai déposé devant un pot tout neuf de fleurs fleuries et colorées. J'ai écarté une composition en passe de disparition, -peut-on dire une décomposition florale ?- qui camouflait le nom de mon père et celui de sa mère et ai ajusté l'autre pot de fleurs qui tiennent au-dehors.

Pour ne pas trop penser, j'ai sorti l'appareil photo. J'ai cadré. Serré. Large. Dommage, il y a la grue dans le fond. Je cherche à mettre la croix du caveau à côté du clocher. Je fais crisser le gravier dans son allée. Je fige en pixels les noms gravés. Les lettres d'or anciennes sur la pierre blanche, puis les plaques de marbre sombre. Quand je n'ai plus de photos à prendre, je range l'appareil. Je reste là. Face au caveau. Couvert de fleurs. Naturelles, fleuries, fânées, desséchées, plastiques, décaties. Je lis les noms. Pour la énième fois. Et les dates aussi. Rien ne signifie quelque chose pour moi. J'observe les différences entre les polices de caractères, les tentatives de similarités des graveurs. Je remarque les nuances des dorés des lettres.

Sans que je m'y attende, sans que je sache vraiment pourquoi, sans avoir entendu le déclencheur, je sens les larmes qui affleurent. Seul mon dos est visible par les autres personnes présentes. Je ne renifle pas, je ne laisse pas couler les flots, je laisse tarir l'eau au bord des cils, et le sel s'y repose.

Je me concentre, je demande de l'aide aux chiffres, je les fixe intensément, je voudrais qu'ils me parlent, qu'ils me disent quelque chose. Mon grand-père n'aura pas de jour, pas de mois de naissance ou de décès, juste les années. Mon père est né deux mois jour pour jour après l'anniversaire de sa génitrice. La mère est morte deux semaines après la date anniversaire du décès de son fils. J'ai oublié quel jour est mort mon grand-père, je me souviens étonnamment de sa date d'anniversaire, mais pas de celle de son décès. Je calcule les âges, 63, 78, 90 ou presque, je ne m'attarde pas au calcul des mois. Celui qui est né le plus tard aura vécu le moins longtemps.

J'écoute la remarque derrière moi. Il y a un enfant de deux ans dans le caveau. Mais rien n'indique quels pourraient être ses parents, les dates concordent mal, ou alors Léonie a eu un fils à 45 ans. Je remercie tout bas cette diversion. Extraction de ma méditation.

En silence, je m'éloigne dans l'allée.
Après avoir tenté de graver cette image en moi, celle de cette croix au-dessus de la stèle qui abrite mes ancêtres paternels.
Je marche vers la grille qu'il faudra refermer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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