la dernière fois

La dernière fois, et c'était peut-être aussi la première fois, la dernière fois donc remonte à ... plus de dix ans, elle ne sait plus exactement. elle se souvient bien. elle était en formation, dans une salle de formation standard avec des chaises en plastique inconfortables, un écran, un clavier et une machine pour deux élèves, dans un immeuble paumé dans la banlieue est. La nuit passée, elle avait eu un doute. et si... alors, à la pause du matin, elle était allée à la pharmacie, elle avait demandé ce petit comprimé, elle connaissait déjà le nom, elle avait fait pro en demandant ce cachet par son nom commercial. elle avait hésité. le reste de la matinée. elle n'avait pas trop suivi le cours. elle s'en fichait. avant d'aller déjeuner, elle a avalé le cachet. elle ne saurait jamais si cette fois-ci elle avait été fécondée. elle ne voulait pas d'enfant, pas maintenant, pas d'enfant.

Et plus de 10 ans après, elle n'aurait jamais cru que cela lui arriverait de nouveau, cette situation. se retrouver devant une pharmacienne. prendre un air détaché et dire "j'aimerais savoir si vous avez deux articles." et commencer par demander le n*rlev* puis des pastilles pour la toux. entendre la pharmacienne dire depuis le tiroir coulissant avec les petits papiers de réassorts qui dépassent : je n'ai que le générique.
il y a longtemps, pense-t-elle rapidement, il n'y avait pas de générique. et par principe, elle n'aime pas les génériques. mais là, elle ne fait pas la fine gueule. elle ferme sa bouche.
elle dit merci.
elle assume le regard de la pharmacienne. qui ne lui dit rien sur les pastilles pour la gorge. qui précise que c'est pas rien, comme traitement, qu'il faudrait peut-être penser à autre chose.
elle entend, elle ne répond pas, elle ne veut pas s'épancher sur le comptoir entre les pnces à épiler et les tubes de sticks à lèvres alignés. elle n'a pas envie de lui dire qu'elle ne prend pas ce traitement violent pour l'organisme par plaisir. qu'elle ne pensait pas le prendre une autre fois dans sa vie. qu'à situation exceptionnelle, action exceptionnelle.
elle savoure juste le plaisir d'être dans un pays où elle peut aller à la pharmacie demander un traitement qui empêche la fécondation possible non souhaitée.
elle se demande en sortant de la pharmacie s'il est possible de trouver une pharmacie où le regard serait plus doux, les paroles plus compréhensives.
qu'est-ce qu'elle en sait, la pharmacienne de sa situation ? est-ce qu'elle croit qu'elle a pris du plaisir et que maintenant, elle aimerait oublier ses orgasmes multiples ?
qu'est-ce qu'elle en sait la pharmacienne des douleurs qu'elle a encore depuis la veille, dans son corps, dans son coeur ? est-ce qu'elle croit qu'elle vient la voir de gaité de coeur ?
qu'est-ce qu'elle en sait la pharmacienne de la difficulté de prendre cette décision, elle qui n'a pas eu d'enfant, qui pourrait en avoir un, peut-être, ça elle ne le saura jamais...
est-ce qu'elle peut seulement imaginer que, suite à l'agression, elle n'a pas osé aller porter plainte...?